W.O.R.N, tissage de tissus et d’utopies

En automne 2021, nous avons été invitées comme partenaires du Concours Tremplin qui récompense chaque année le talent de jeunes artistes diplômé.e.s d’écoles d'Arts appliqués de Wallonie et de Bruxelles. 

La designer textile que nous avons sélectionnée est une amoureuse de la matière qui  «re-tisse » du tissu pour créer des objets hors du commun. MAGOUX BAeYENS transforme des textiles glanés, récupérés, récoltés en tissus et vêtements poétiques et profonds de sens. Ces tissus deviennent alors une ressource créative avec un potentiel infini d’usages et de motifs. Son travail est un entrelacement d’ancien et de nouveau, d’engagement écologique et social fort, et de travail minutieux.

Nous avons choisi de mettre en avant son travail car il est ingénieux, transparent, militant et que le résultat est très beau !


Peux-tu nous expliquer ton parcours? 

 J’ai commencé mon bachelor à l’Académie Royale des Beaux Arts de Bruxelles. L’enseignement a commencé par la rencontre avec le métier à tisser de basse lice. Un outil fascinant, d’une ingéniosité impressionnante. J’ai eu la chance d’avoir pendant trois ans cet outil à mon entière disposition sur lequel j’ai pu explorer la technique. J’explorais des textures, des formes, des univers et atmosphères complexes. Le tissage est alors devenu une réelle voie d’expression, un système de construction, mais aussi une pratique presque méditative. 

Pour moi, les tissus sont partout, qu’ils soient portés, rangés, disposés dans nos espaces de vie, jetés, abandonnés, entassés. Le textile est aussi, symboliquement, dans chaque « lien qu’on tisse », dans chaque connexion que l’on crée, voilà ce qui le rendait d’autant plus expressif à mes yeux.

J’avais envie d’approcher la matière d’un point de vue plus théorique et analytique. La faim d’une formation plus large, plus ouverte mais aussi plus éco-responsable m’a poussée aux portes de l’atelier de design textile de La Cambre auprès d’Anne Masson. J’y ai développé mon projet WORN mais surtout les concepts de pertinence et de cohérence dans ma démarche créative. Les rencontres que j’y ai faites, le soutien des intervenants et autres professeurs m'ont vraiment aidée à atteindre une plus grande maturité dans mon travail. 

Ayant un héritage malien, j’ai choisi de réaliser un stage à Bamako (Mali) avec l’éco-designer Ami N’Diaye. Je pense que les tapisseries de bandes tissées à la main qui habillaient presque tous les murs de la maison familiale sont pour quelque chose dans ce voyage.. J’y ai beaucoup appris sur la beauté du tissage artisanal et ai pu rencontrer des artistes formidables comme Ange Dakouo. Ayant commencé à retisser du tissu, c’était très intéressant de toucher à un des projets d’Ami N’Diaye. Elle avait réalisé des tissus d’intérieurs à partir de tissus wax importés, retissés dans des toiles artisanales en coton malien. Le fait de retisser du tissu industriel, lourdement importé et connecté à l’histoire coloniale, par des artisans locaux apportait une dimension politique au geste. Je me sens tellement enrichie par mes années passées dans ces ateliers, ce fut difficile pour moi de quitter les murs de l’école. Désormais je travaille depuis chez moi, j’ai l'extrême chance d’avoir un grand espace dans lequel j’ai pu installer mon propre atelier. J’ai désormais un magnifique métier à tisser de 150 cm de large, grâce à une famille tournaisienne exceptionnelle qui a accepté un échange contre mon ancien plus petit et une initiation à la technique du tissage. Je l’ai baptisé « Merci Nina Simone » et j’en suis très fière !

Quelle est la technique que tu utilises pour tes créations et qu'est-ce qui t'as motivé à la travailler ?

Je suis inspirée par les palimpsestes (ces parchemins médiévaux dont on effaçait la première écriture pour pouvoir écrire un nouveau texte) ou les « cross- written letters » de notre passé (lettres écrites dans les deux sens du papier) et guidée par un univers personnel de collages. Entre le design, l'artisanat et l’art, je travaille le tissage, la transformation, et l’assemblage. Je « re-tisse » du tissu  pour créer des surfaces polyvalentes, habitées et stratifiées. Ma démarche s’étend sur toutes les étapes impliquées dans la création. J’ai commencé par constituer ma propre source de matière première à partir de textiles et vêtements de seconde main. Ils sont disponibles en grande quantités et variétés de couleurs et textures.

J’ai glané dans les centres de tris et brocantes, on m’a fait des dons et je me suis ainsi composé un stock de matières, une gamme à utiliser comme une palette.

Je garde toujours une trace des tous les matériaux que j’ai trouvés grâce à un travail d’archive. Je fabrique ensuite mon propre « fil » à partir de ces tissus, je les découpe pour en faire des bandelettes tissables. Grâce à des guides imprimés sur lequel est apposé mon dessin, je pense le graphisme du tissage en amont et je conçois mon fil avec un rythme de couleurs, (et donc de matière) précis. 

Lors du tissage, en se rencontrant, mes fils font naître les motifs que j'avais anticipés. Mon travail de tissage fait écho à la technique de l’ikat double, une technique ancestrale et rare née en Asie. C’est habituellement une technique de teinture. Avant d’être tissés, les fils de chaîne et de trame sont protégés sur des zones précises et calculées, pour que la teinture n’y pénètre pas et soit partielle. La juxtaposition des couleurs dans le tissage créeront un motif par la suite. J’ai adapté cette technique en utilisant le collage et non la teinture. Je suis également attentive à l’objet que je fabrique. Complètement composites, j’ai décidé de permettre à mes créations d’avoir plusieurs utilisations et donc une plus value quant à la polyvalence de l’usage. Grâce au patronage zéro déchet, mes objets ont des formes réversibles et ne produisent aucune chute. Tapisseries, plaids, vêtements, tissus d’intérieurs ou objets textiles, mon système de production me permet un large éventail de possibilités. 

Peux-tu nous raconter ta vision sur le monde du textile et comment on peut encore aujourd'hui le réinventer? 

Ayant grandi dans un monde souvent décrit comme « en ruine », ma génération a été fortement exposée au défi du développement durable. En tant que jeune designer passionnée de tissage, je me suis beaucoup questionnée sur la surabondance de textiles déjà présents. Je suis touchée par l’état dramatique de la gestion des déchets actuels et notre manière de consommer. L’industrie textile est polluante à plusieurs niveaux, violente envers les conditions de travail des ouvriers et ouvrières, énergivore, productrice massive de déchets, mais également de microparticules dangereuses pour l’environnement... La liste des problèmes est longue. Au sein de ce système capitaliste et linéaire, la quantité de textiles usagés abandonnée chaque année ne fait qu’augmenter et de tragiques accumulations se forment dans les centres de tri et de traitement de ces rejets. Il existe un réel marché de « seconde main » international mais des solutions réelles peinent à voir le jour. Mais je pense que s’il faut vraiment prendre au sérieux la gravité de la crise, il faut aussi refuser le catastrophisme total. Nombreux sont les designers internationaux qui aujourd’hui travaillent à penser le textile de manière plus durable et éco-responsable : mouvement slow fashion, éco-conception, patronage zéro waste, développement de l’éco-design, recyclage et réemploi, etc.

Je suis fascinée par l’ingéniosité et le talent des ingénieurs, chimistes, designers et créateurs textiles éco-responsables pour réaliser des vêtements et textiles plus propres. 

Et cela même quand d’autres grandes marques ou producteurs profitent du «greenwashing» et de fausses promesses. Je pense que le recyclage, malgré ses limites, est une voie à continuer d’explorer. Il est accessible à tous et riche en possibilités.Il y a un réel mouvement autour du réemploi de matériaux et il est très prometteur. Le surplus disponible est large, multicolore, divers et à vrai dire, désormais local. La capacité de réinventer ces choses existantes est une réelle force, l’alchimie étant un magnifique phénomène, c’est très gratifiant.

Quel est le message que tu aimerais transmettre avec tes créations?

W.O.R.N signifie « porté », mais aussi « weave old rags into nacre », évoquant ces vulgaires grains de sables qui se transforment en perles par accumulation de nacre. La noblesse loge dans l’intention de créer une alchimie, mais aussi dans celle de façonner des structures équilibrées et fonctionnelles à partir de la mise en commun de morceaux disparates. De façonner des miroirs de cette diversité qui sommeille partout et en toutes choses, et croire en l’équilibre qui peut y naître.

Ne serait-ce que d’imaginer des objets comme des systèmes idéaux, de faire exister des utopies le temps d’un tissu. Je veux montrer qu’il est possible de créer des choses qui ont du sens, à partir des erreurs du passé

qu’il reste un peu d’espoir pour ma génération qui a hérité d’un monde blessé et très abîmé. Il reste des personnes ingénieuses, résilientes, des artistes, des designers, des ingénieurs, des alchimistes qui inventent des merveilles à partir de rien et trouvent des solutions. Je pense faire partie d’un mouvement très large qui a envie de faire les choses mieux, dans le respect de soi, de l’autre, et des ressources. J’espère apporter ma toute petite pierre à l’édifice d’une société qui veut se soigner.

As-tu des coups de cœur en design éco responsable à Bruxelles?

Je me suis beaucoup sourcée chez Cyclup, une ressourcerie textile située Rue Haute. L’accueil y est solaire et c’est une très bonne adresse pour toute personne cherchant des chutes ou tissus de seconde main. Ils ont une friperie et ont conçu un atelier-boutique formateur et actif pour l’économie sociale où ils valorisent les tissus récupérés en vêtements et accessoires. D’un point de vue textile, le projet Let’s twist again de la designer textile Antonella Valerio est un de mes coups de cœur. Elle crée des cordes fonctionnelles à partir de rubans issus des chutes de tissus Wax, industriels et imprimés. Je parlerai également de La Gadoue, un atelier géré par deux designers que je trouve très intéressant. Entre céramiques et textiles, les objets qu’elles fabriquent sont magnifiques et éco conçus. Elles ont créé des textiles d’intérieurs en transformant des vêtements usagés en sublimes paysages grâce au patchwork et au matelassage. Je pense aussi au Collectif Cycl.one, un groupe de jeunes designers et artistes de talents. Leur activité est complètement tournée vers le réemploi et le recyclage et ils organisent des événements participatifs. Bruxelles fourmille de belles idées!