Pour une cohabitation apaisée avec les rats

Le rat, compagnon d’infortune de longue date de l’humain, occupe l’incontestable première place dans le classement des indésirables. On le dit sournois, sale, vorace, agressif voire dangereux. En bref : tout semble l’accabler et le désigner comme nuisible. Pourtant, de nombreuses croyances véhiculées à son propos seraient davantage le reflet de peurs collectives et résulteraient d’une profonde méconnaissance. Avec l’exposition Rattus, présentée aux musées des égouts de Bruxelles, l’équipe de Dot-To-Dot a levé le voile sur le mode de vie de ce voisin de l’ombre, qui joue un rôle déterminant dans l’écosystème urbain.


 

De son nom scientifique rattus norvegicus, le rat des villes ou rat brun, mène une existence parallèle, en marge de celles des citadins. Au même titre que le pigeon, un autre malaimé, c’est une espèce commensale, c’est-à-dire qu’il tire parti de la présence humaine en se nourrissant de ses déchets, sans lui causer de préjudice. En dépit de cette proximité, le rat reste un animal méconnu, car très peu étudié en dehors des recherches biomédicales ou des campagnes visant à orchestrer son élimination.

 

L’ennemi public

Et pour cause, dans l’imaginaire occidental, il est depuis longtemps associé au chaos et au danger. Il apparaît tantôt comme pillard de récoltes, tantôt comme vecteur de maladies et de mort. Ainsi, lorsqu’au XIXe siècle, on apprend que le rat noir, rattus rattus, est « responsable » de la propagation de la peste bubonique qui sévit au Moyen Âge, il devient l’ennemi à abattre, au nom du rétablissement de l’ordre et de l’hygiénisme ambiant. Cette responsabilité est bien sûr à nuancer puisqu’on sait aujourd’hui que c’est la puce dont il était l’hôte qui transmettait la bactérie. Depuis lors, et même si les représentations tendent à évoluer (merci Ratatouille), la présence des rats en ville est toujours considérée comme problématique puisqu’assimilée à des problèmes sanitaires.

Si la transmission d’agents pathogènes du rat au citadin est possible, les risques sont toutefois limités voire très faibles. Le rat brun, comme d’autres animaux, peut véhiculer certaines maladies telles que la salmonellose ou la leptospirose. Les égoutiers ou encore les plus précarisés seraient davantage exposés. Ultime motif de condamnation : on reproche au rat, entre autres nuisances, d’endommager les infrastructures, de ronger les câbles et de dégrader les biens matériels.

Il n’en fallait pas moins pour convaincre les humains à mener de véritables campagnes d’extermination à son encontre. Et tous les moyens sont bons, aussi cruels soient-ils : pièges mécaniques, poisons, enfumage, déterrage avec l’aide de chiens ratiers ou de furets, etc. Aujourd’hui, ces opérations de dératisation sont critiquées et apparaissent à bien des égards injustifiées. Les raticides actuels, à base d’anticoagulants, se révèlent non seulement inutiles mais également néfastes pour l’environnement. Ces substances toxiques en viennent ainsi à tuer et à contaminer d’autres espèces. Elles se retrouvent même dans les eaux traitées. On peut donc se poser légitimement la question : où se situe véritablement l’urgence sanitaire ? 

Déconstruire l’aversion

Les recherches consacrées à l’éthologie du rat en sont encore à leurs balbutiements. Et pour cause : rares sont les scientifiques ayant jugé le sujet digne d’intérêt. Pour peu qu’on lui prête de l’attention ce petit rongeur ne manque pourtant pas de nous étonner et de contrecarrer les idées reçues. Dans la légende urbaine, les rats sont dépeints comme une masse grouillante et répugnante, avide et belliqueuse. Les récentes études sur leur comportement et leur mode de vie révèlent un tout autre récit. L’expo Rattus nous a permis d’en découvrir les premières pages.

Loin de l’image maudite d’une créature vile et agressive, le rat est un être sentient qui vit en société et dont la capacité d’empathie pour ses semblables a été démontrée à de nombreuses reprises. Placé dans une situation qui présente d’un côté un congénère emprisonné et d’un autre une récompense facile et immédiate, le rongeur va systématiquement commencer par secourir son semblable. Solidaire, il prête assistance aux éléments les plus faibles de sa colonie. En tant qu’individu social évoluant en groupe, le rat a par ailleurs développé une forme de culture, notamment en ce qui concerne les techniques de chasse, qui peuvent varier d’un groupe à l’autre.

Contre toute attente pour un habitant des égouts, le rat veille farouchement à sa toilette personnelle. Il se nettoie entre six et neuf fois par jour ! Ses facultés cognitives ont de quoi surprendre également : il est non seulement capable d’imaginer des lieux, mais aussi des objets, comme l’ont prouvé des expériences du Howard Hughes Medical Institute (États-Unis). Ils font ainsi la démonstration d’une capacité d’abstraction visuelle, à l’instar de leurs proches voisins… les humains.

Une dernière rumeur nous parvient : il y aurait autant de rats que d’habitants dans les grandes villes et leur nombre serait en constante augmentation. Dans les faits, il est presque impossible de fournir une estimation réelle du nombre d’individus qui peuplent la cité tant leurs micro-habitats sont divers et variés. Une « invasion » ou encore un « assaut », termes fréquemment employés dans les médias, ne sont pas à craindre. Les populations sont en effet directement régulées par la quantité de nourriture disponible. La prolifération du rat peut donc être limitée en réduisant son accès à la nourriture, via, entre autres, une meilleure gestion des déchets.

 Cohabiter

Le rat est là et n’est pas près de disparaître de nos paysages urbains. Alors, à nous de composer en prenant en compte sa singularité et en le considérant comme un être vivant parmi d’autres. L’humain, maître de la ville, a tout en main pour entamer une cohabitation qui évite les massacres et les guerres de territoire. À lui de cultiver cette « attention au tissage des autres formes de vie qui enrichissent l’existence », comme le dit Baptise Morizot dans Manières d’être vivant.

À ce titre, il conviendrait, dans un premier temps, de revoir notre gestion des déchets. Les rats proliférant à la mesure de la quantité de nourriture disponible, il est important de réguler la dispersion des détritus que nous mettons à leur disposition et qui sont autant de greniers d’abondance. Collecter les ordures le jour même, installer des poubelles avec des couvercles anti-rats, trier correctement les résidus organiques dans des containers spécifiques… Des pistes de solutions que chacun peut mettre en œuvre chez soi. Mais le politique a également son rôle à jouer. Notamment en matière d’assainissement des infrastructures, surtout dans les quartiers les plus précarisés.

 Enfin, la bataille est avant tout culturelle. Car le rat est bien ancré dans notre imaginaire collectif comme un ennemi à abattre. Dès lors, il est important de questionner cette symbolique et d’élaborer de nouveaux narratifs. Certains proposent de le renommer « surmulot », appellation moins connotée négativement. Ou de reconsidérer son rôle dans notre écosystème : en effet, rattus norvegicus est notre éboueur du quotidien et, contrairement aux idées reçues, il limite avant tout la prolifération des pathogènes. Il protège également les égouts, en agissant, par exemple, contre la formation des bouchons dans les canalisations. 

En fin de compte, l’expo Rattus nous invite à porter un autre regard sur ce petit riverain qui vit si près et si loin en même temps. En cheminant dans le musée et en arpentant les égouts peut-être aurez-vous la chance d’en croiser un ?


Illustrations: Karo Pawels

Photos: La minute sauvage