Le rewilding du côté de chez soi

Tandis qu’émergent çà et là en Europe des projets qui replacent les dynamiques du sauvage au cœur des territoires, la Belgique s’engage à son tour sur la voie du rewilding. Si la Flandre a déjà déployé des efforts en ce sens dans certaines de ses réserves, nous ferons ici un tour d’horizon des champs d’action à investir en Wallonie et à Bruxelles.


Réensauvager les forêts wallonnes

La Wallonie est une terre d’opportunités et de défis en matière de conservation de la nature. Avec sa faible densité de population, ses grands couverts boisés et ses sols marginaux à faibles rendements, le sud du pays semble en effet propice au réensauvagement. Mais la fragmentation du territoire, par un réseau routier tentaculaire, l’exploitation intensive et le coût élevé du foncier sont autant de difficultés à déjouer pour favoriser le redéploiement d’une nature plus libre et spontanée. 

La forêt, en tant que système complexe abritant une biodiversité spécifique exceptionnelle, est la pierre angulaire des projets de réensauvagement à l’échelle régionale. Pourvoyeuse d’une panoplie impressionnante de services écosystémiques, elle est avant tout le lieu de l’enchantement – le « sommet de l’esthétique », comme le soutient Francis Hallé – et de la reconnexion au vivant. La préserver et accompagner le rétablissement de processus écologiques naturels sont donc des enjeux prioritaires dans la mise en œuvre du rewilding en Wallonie. 

La Belgique ne dispose pourtant plus d’espaces forestiers préservés et la majorité des forêts, destinées à l’exploitation du bois, ont été artificialisées. Certains massifs anciens présentent toutefois un grand potentiel et constituent des zones à haut degré de naturalité. C’est pourquoi il s’agit tout d’abord de renforcer leur statut de protection afin de les soustraire à toute activité productiviste.

Pour une forêt décloisonnée

Par ailleurs, l’association belge Forêt et Naturalité, qui promeut la libre évolution des forêts, milite depuis plusieurs années pour la création d’un réseau de forêts intégrales. La mise en réseau de telles étendues permettrait de palier le problème de fragmentation de l’habitat forestier en reconnectant les milieux naturels. Ces forêts, plus vastes et plus connectées, pourront ainsi accueillir les processus écologiques spontanés et permettre aux différentes espèces qui les peuplent de disposer de suffisamment d’espace pour satisfaire à tous leurs besoins. La défragmentation de forêts préservées apparaît ainsi indispensable pour assurer les conditions d’épanouissement du loup ou encore du lynx, qui ont fait leur grand retour dans les Fagnes, l’Ardenne et le Limbourg, tout en limitant le risque de collision ou de problèmes de cohabitation avec leur voisinage humain.

Ce projet pourrait voir le jour suite à la création de deux parcs nationaux en Wallonie, remontant à la fin de l’année 2022. Les parcs de l’Entre-Sambre-et-Meuse et de la Vallée de la Semois prévoient en effet dans leur plan de gestion qu’une proportion significative du territoire soit dévolue au rewilding. Reste à savoir si des mesures seront prises afin de rétablir des couloirs écologiques nécessaires au déplacement et au brassage génétique de différentes espèces sur le long terme. Enfin, on peut aussi songer à la fondation Francis Hallé pour la création d’une forêt primaire en Europe de l’Ouest. 

L’Ardenne belge, idéalement située à la frontière d’autres régions boisées, pourrait être l’un des terrains potentiels où prendra forme le projet. Un vaste ensemble forestier réunissant des milieux protégés s’étendrait ainsi sur plusieurs pays en libre évolution, avec une intervention humaine minimale et au plus grand bénéfice de la biodiversité.

Une protection accrue de toutes les forêts 

Si les forêts anciennes encore présentes en Wallonie doivent être protégées en premier lieu en raison de la faune et de la flore uniques qu’elles abritent (lichens, bactéries, champignons, insectes), il convient également de soutenir une gestion plus écologique de tous les milieux forestiers. De nombreuses terres délaissées suite à la déprise agricole ou aux faibles rendements de leurs sols pourraient ainsi être restaurées. 

En misant sur la dispersion de multiples essences indigènes et donc sur la diversité génétique, on peut accompagner la forêt vers le chemin de la résilience, et partant, de l’autonomie. La présence accrue de bois mort, fournissant des micro-habitats à une multitude d’espèces, ainsi que le maintien d’arbres âgés sont à prendre en compte pour concourir au rééquilibrage des écosystèmes.

Ainsi, au lieu de gérer la forêt, qui semble très bien s’en sortir elle-même, l’attention doit se porter sur l’encadrement raisonné de son exploitation. Notamment en garantissant une protection des sols mais aussi en optant pour une approche respectueuse du cycle forestier telles que l’agroforesterie ou la sylviculture mélangée à couvert continu. 

Le retour et la réintroduction des espèces architectes

Les espèces architectes telles que les grands herbivores, les prédateurs et les charognards, qui façonnent leur environnement et retissent le maillage du vivant, jouent un rôle essentiel dans le rétablissement de la biodiversité, comme nous l’avons vu dans les précédents articles. On peut ainsi considérer le renforcement des populations (notamment celles du loup) et envisager des réintroductions (celles de la gélinotte des bois, du pygargue, du balbuzard pêcheur, du bison…) pour repeupler et revitaliser les espaces naturels. Ces efforts supposent, entre autres, une réglementation plus stricte des pratiques liées à la chasse ainsi que l’aménagement et la fermeture des routes superflues. Plus important encore, l’établissement d’un cadre législatif et l’adhésion sociale seront déterminants dans la concrétisation et le succès de ces actions.

La forêt de Soignes : le sauvage à la lisière de la ville

Véritable poumon vert de Bruxelles, la forêt de Soignes présente une grande valeur écologique. Elle bénéficie du statut Natura 2000, qui assure sa préservation, de par sa faune et sa flore riches et diversifiées. Non loin de la frénésie citadine, une petite centaine de chevreuils, des renards, un bel échantillon de chauve-souris ainsi que quelques sangliers et blaireaux y ont établi leurs quartiers (et c’est uniquement tenir compte des seuls mammifères !). 

Depuis peu, la forêt  a également rejoint le réseau Rewilding Europe : ERN (European Rewilding Network). Les gestionnaires du domaine sonien s’engagent dès lors à l’adoption de principes et de pratiques de rewilding partagées et éprouvées par les différents membres du réseau. Un plan de gestion ambitieux, échelonné sur 20 à 25 ans, a ainsi été mis en place dans le but de restaurer et d’enrichir cet écrin de biodiversité, exceptionnel au sein d’une région si densément peuplée. 

La défragmentation de la forêt de Soignes

L’enjeu principal de ce projet de réensauvagement fait écho aux problématiques de fragmentation de l’habitat rencontrées en région wallonne : des liaisons entre différentes zones de la forêt doivent être rétablies pour répondre aux besoins de niches écologiques complexes. Il est ainsi prévu de supprimer des routes, de restaurer certains milieux et de construire davantage d’écoducs.

Un écoduc existe depuis 2019, celui de Groenendaal, qui, long de 60 m, traverse le ring et prévient les collisions entre animaux et véhicules. Reproduisant plusieurs biotopes, il contient de la végétation avec une partie arborée, du bois mort et des mares pour permettre le passage d’une diversité d’espèces. D’autres lieux de passages existent également, tels que les tunnels creusés sous la route à Tervuren pour assurer le déplacement des amphibiens. On espère que de nouveaux aménagements de ce type orneront bientôt les routes bruxelloises, tant leur impact est significatif sur la biodiversité. Les populations voient en effet leur territoire s’étendre et leur santé s’améliorer : les individus d’une même espèce provenant de zones différentes peuvent de ce fait se rencontrer, ce qui favorise le brassage génétique. 

Dans un même souci de relier les espaces entre eux, l’accent est porté sur la création de lisières. En végétalisant les abords du ring, on peut amorcer la transition entre les clairières et la forêt fermée. Ces lisières en bordure de routes, en plus d’être des puits écologiques, présentent l’avantage de guider les animaux vers les écoducs. 

Si le plan de gestion du domaine sonien s’attache à lutter contre le morcellement de la forêt, il s’agit par ailleurs d’adopter une approche plus globale en reliant celle-ci avec d’autres massifs importants comme le bois de Hal et la forêt de Meerdael. La connexion écologique entre le réseau forestier bruxellois et les forêts du Brabant pourrait ainsi aboutir à la création d’un parc national.

Une forêt en évolution

La forêt de Soignes est vouée à évoluer, en partie en raison de la menace climatique qui pèse sur notre siècle. Majoritairement composée de hêtres, elle ne pourra résister à la hausse des températures sans accueillir d’autres essences, plus résilientes. Même si les hêtraies cathédrales emblématiques de la forêt font la joie des promeneur·euses, une diversification des boisements est également bienvenue pour enrichir l’écosystème et la vie du sol.

C’est donc aussi l’image de la forêt même qui doit être repensée. Car elle ne peut plus être figée par l’uniformité et la standardisation. En laissant le bois mort se décomposer progressivement au sol, en permettant aux arbres d’atteindre des âges différents et en aménageant des clairières et des prairies (via des zones de pâturages), la forêt se mue, elle devient plus surprenante, moins vulnérable.

Un cœur féral

Dans le prolongement des principes du rewilding, la forêt de Soignes tend à concilier préservation et accueil du public. Elle n’est pas à considérer comme un parc récréatif : l’intérêt de la nature est replacé au centre avec comme postulat : « Laisser faire la nature, sinon agir ». Tandis que les zones les plus sauvages sont maintenues à l’écart de toute activité humaine, les pistes de randonnée circulent dans les zones moins sensibles. Les visiteur·euses sont invité·e·s à l’humilité spatiale.

Le réensauvagement, ça commence aussi chez soi !

Nous avons pu le constater : le rewilding est bien plus qu’un courant de conservation novateur. Il nous incite à poser un regard critique sur notre rapport au vivant. En nourrissant nos imaginaires de perspectives prometteuses, il nous permet d’entrevoir une possibilité de reconnexion à cet environnement qui nous porte et nous constitue. 

En ville aussi, il nous est permis d’agir, à notre échelle, pour contrer cette crise de la sensibilité à l’altérité sauvage dont parle l’auteur de Ranimer les braises du vivant, Baptiste Morizot. D’abord en soutenant les actions locales et en militant pour le maintien des friches urbaines, ces enclaves de biodiversité indispensables. Et, si on a la chance de disposer d’un jardin, favoriser le retour de la diversité et des espèces indigènes en évitant la tonte et en dédiant une parcelle où la nature est libre de suivre son cours. 

En somme, le réensauvagement se fonde sur une vision commune du rapport à la faune et à la flore, qu’il s’agit de redéfinir, ensemble, partout et pour tous.

Pour aller plus loin, consultez les sites de Rewilding Europe, de Forêt et Naturalité, de la Forêt de Soignes et les numéros du magazine Socialter consacrés au rewilding, ce sont des mines de ressources sur le sujet !

1 On pense à ici à un écosystème forestier naturellement mature qui n’a pas subi de perturbations majeures dues à l’activité humaine, comme la déforestation ou l’exploitation forestière.

2 Concept relativement nouveau en écologie qui renvoie aux qualités écologiques intrinsèques d’un milieu. La naturalité est parfois utilisée pour traduire le terme anglais « wilderness ».

3 Les forêts intégrales sont des lieux en libre évolution à haut niveau de naturalité. Elles bénéficient d’un statut de protection renforcé et l’influence humaine y est minime (toute forme d’exploitation est proscrite). 

4 La sylviculture mélangée à couvert continu est une approche de gestion forestière durable qui privilégie la diversité des espèces et des âges des arbres dans une forêt. Contrairement à la sylviculture traditionnelle, où des parcelles sont récoltées à intervalles réguliers, cette méthode vise à maintenir une canopée continue. 

5 Des Highlands, ces jolies vaches rousses écossaises, ont ainsi été introduites à Groenendaal, à proximité de l’arboretum, pour pâturer les abords de la forêt et assurer le maintien de zones ouvertes.


Illustrations:  Tiia Talvisara