Printemps 2018

Joining Bottles: quand nos déchets se rendent utiles

Rendre la ville plus propre en donnant une seconde vie aux “déchets” qui jonchent les rues, c’est possible? À l’aide d’un décapeur thermique et de bouteilles en plastiques, Micaella Pedros assemble des bouts de bois et crée des meubles et lampes. Par la chaleur, une simple bouteille en plastique est transformée en une jointure hyper solide. Nous l’avons rencontrée le mois dernier alors qu’elle donnait un workshop à un groupe de jeunes filles de la Maison du Maritime de Molenbeek autoproclamées: "Sans clou Nicole". Entretien.


Ton travail est souvent associé à l'éco design, peux-tu nous en dire un peu plus?
Je ne me retrouve pas tout à fait ancrée dans l'éco design. Je me considère plus comme une designer humanitaire et sociale. Mon grand rêve est d’aider des communautés à travailler sur la création d’une économie locale à partir de ressources locales pour résoudre les difficultés spécifiques à ces communautés. Mais je n’en suis pas encore là. J'ai commencé à explorer cette piste mais il y a toujours la question de comment gagner sa vie qui rentre en jeu et qui retarde un peu les choses. Par contre au niveau des matériaux de récupération je trouve que la rue est le terrain de l'économie circulaire. La rue donne une opportunité d'émancipation avec ce qu’on peut y trouver. C'est ce type d'idée que j'aimerais transmettre, cette idée d’appropriation de matériaux qui fait qu'on change le regard sur ce qui nous entoure.

Peux-tu nous expliquer ton parcours? Comment es-tu arrivée à créer cette technique?
L'environnement dans lequel j'étais m'a beaucoup influencé et m'a amené à cette technique. J'ai fait le Royal College of Art à Londres en design produit. C'est une école où on expérimente énormément. Grâce à un projet sur les jointures de mobilier, j'ai été sensibilisée à plein de projets alternatifs. Je me suis intéressée aux technologies natives, locales. Ce sont des techniques qui non seulement utilisent des ressources énergétiques locales mais aussi des matériaux locaux. Ces techniques emploient des principes en fonction de la localisation géographique. Un exemple parlant est le frigo du désert qui est appelé aussi Pot Zeer, qui signifie « évaporation » en arabe. C'est un système qui fonctionne de façon passive. Ce sont deux pots en terre cuite, mis l'un dans l'autre, séparés par du sable mouillé. Ce frigo fonctionne grâce à l'évaporation de l'eau. C'est vraiment le type de technologie qui me passionne, c'est un peu magique.

C'est du design démocratique et c'est en relation avec ma vision du design.

Donc je voulais choisir un matériau que je connaissais culturellement, comme ça je pouvais aller plus vite et je n'avais pas besoin de m'immerger dans une autre culture pour en comprendre les principes. J'ai donc choisi la résine de pin, parce que, étant originaire du sud de la France, ça faisait sens. Pendant mes premières expérimentations avec la résine, je l'ai faite fondre dans une casserole, je la faisais couler sur tout ce que je trouvais pour étudier ses réactions. À un moment je l'ai faite couler sur une bouteille en plastique qui traînait sur mon bureau et le plastique a commencé à se rétracter. Cette réaction m'a ramenée à un souvenir de gamine : quand j'avais voulu offrir une bouillotte à ma mère et que j'avais mis de l'eau bouillante dans une bouteille en plastique qui s'était complètement rétractée. Et là j'ai eu un déclic! J'ai mis deux bouts de bois ensemble et essayé de faire que le plastique se rétracte avec de l'eau chaude mais les premières tentatives étaient lamentables. C'est plus tard que je me suis servie d'un pistolet thermique. Ensuite, on m'a proposé de faire un atelier pour fabriquer des tabourets et ça m'a poussé à explorer la partie fonctionnelle et solide de la technique.

Dans mon travail j'aime questionner le visage des techniques, de ce qu'on fait en fonction du pays. La technique standardisée du design contemporain me questionne. Dans mon travail je cherche une flexibilité culturelle, quelque chose qui va s'adapter aux matériaux qu'on trouve dans le site spécifique où l’on est.

Lampe. Création du collectif  Sans clou Nicole.

Quand tu parles de flexibilité culturelle, tu veux dire que ce soit accessible à tous?
Et que tu puisses y mettre ton identité. Vous avez vu la technique, il faut sculpter le bois. On fait des encoches parce que c'est plus simple mais si on apprend à sculpter on peut y ajouter des symboles, comme un totem. Les irrégularités dans le bois vont devenir fonctionnelles parce que le plastique va venir se verrouiller dans les parties pointues et c'est ça qui rend la jointure solide.

Par le biais de tes recherches, quel message aimerais-tu transmettre?
Le “wow”! Je pense qu'en tant que designer on aime beaucoup ce moment où on trouve l'idée. On la cherche pendant des mois, on se plante, on fait des expériences qui ne servent à rien, et puis un jour quelque chose se passe et c’est une évidence et on se demande pourquoi personne n'y a pensé avant. J'aimerais arriver à changer le système de croyances, la façon de penser.

Parce que tout ce qui nous entoure est créé à partir d'un système de croyances, la façon de percevoir le monde est une dimension subtile à l’intérieur de nous. Les bouteilles en plastique pourraient être vues comme une opportunité plutôt que comme un problème.

Nos techniques sont le résultat de notre rapport au monde donc si on veut transmettre une technique qui vient d'un autre système de croyances ça peut générer pas mal de frictions et puis ça ne serait sûrement pas adapté au climat. C'est ce qui m'anime mais c'est très ambitieux.

Sur ton site tu parles d'économie bouddhiste, en quoi cela consiste?
J'ai des icônes et l’une d'entre elles est Fritz Schumacher qui est un économiste qui a développé ce concept. Si on associe les termes économie et bouddhisme, l'économie n'a plus le même sens que celle qu'on connaît. Le but de l'économie bouddhiste est d’élever tout le monde dans le savoir, le rendre capable de vivre en autonomie. Fritz Schumacher a monté une ONG qui s'appelle «Practical action» et il a écrit le livre «Small is beautiful» avec les préceptes de sa philosophie.

Est-ce que tu donnes des workshops partout en Europe?
Oui et c'est souvent les gens qui m'invitent. Je ne suis pas très «business woman», je suis plus dans le partage de la technique. J'avais envie de la laisser ouverte pour qu’une personne à l'autre bout du monde puisse la reprendre et que la technique prenne un autre visage. Pour le moment je travaille beaucoup avec des chercheurs et des spécialistes de l'entrepreneuriat avec le but de transmettre les idées du design d'émancipation par la créativité et par des projets ayant un impact social.

Les tabourets créés par le collectif “Sans clou Nicole” selon la technique de Micaella Pedros seront exposés durant le festival Résonances les 18, 19 et 20 mai 2018 à LaVallée (Molenbeek).

Photos : Agustina Peluffo