Les Glaneuses est un projet créé en 2020 qui lutte de manière concrète et originale contre le gaspillage alimentaire. Derrière ce nom au pluriel, il y a Aurore Berger, déchétarienne poétique, dont la démarche élargit les frontières du mouvement zéro déchet et ouvre des portes sur un espoir dont notre monde en crise a bien besoin.
Les Glaneuses c’est aussi le récit d'une démarche personnelle inscrite dans le collectif qui cherche à faire évoluer nos modes de consommation ; plus que de l'alimentaire, c'est une histoire de choix de vie.
J'ai rencontré Les Glaneuses à plusieurs reprises au cours de l’année dernière, voici le récit de nos têtes-à-têtes.
Notre première rencontre était virtuelle et a eu lieu au printemps 2020, lorsque, confinée dans mon appartement bruxellois, mes errances dans les méandres d'internet m’ont menées sur une page joliment nommée Les Glaneuses.
En parcourant cette page colorée, j'ai vu des photos de pickles de boutons floraux d'ail des ours, de feuilles de sauge séchées, des bocaux remplis de paprika maison et de sel au céleri ; des grandes mains de femme accueillant tantôt des fleurs fraîches, tantôt des fruits séchés ; des denrées glanées, cueillies, trouvées, accompagnées de recettes pleines d'une simplicité débordante, avec toujours ce même slogan : « Attention, c'est bon ».
Au fil des publications, j'ai vu se dessiner une vie tranquille et calme à la campagne, avec des poules et des chevaux comme paysage, où l'on récolte les plantes sauvages qui poussent dans les prairies environnantes, où l'on parle de yourte, de cabane et de l'odeur du fenouil. Je n’ai pas immédiatement compris, je me suis d’abord laissée porter par ce joli fouillis végétal. Petit à petit, un motif est revenu, comme une ponctuation, des photos d'aliments dans des cagettes en plastique bleues, légendées « récup du jour » ou “#invendusalimentaires”. J’ai aussi vu de drôles de planches anatomiques, des photos dans lesquelles la glaneuse dissèque le contenu de ces cagettes bleues, et où l’on voit côte à côte des poireaux fatigués, des gaufres emballées, des yaourts aux dates de péremption dépassées, et des bananes tachetées.
En fait, la voilà l'histoire, Aurore récupère les invendus des magasins bio et transforme ces aliments destinés à la poubelle en produits longue conservation, c'est à dire essentiellement des bouillons, des chapelures, des poudres et des farines de légumes. Et au passage, elle prend une partie de sa collecte pour sa propre consommation afin, on y reviendra, d'essayer de vivre avec le moins d'argent possible, ou en tout cas de dépenser le moins possible.
Aurore, c'est la glaneuse des temps modernes, la version vingt-et-unième siècle du tableau de Millet où ces femmes en jupes longues et fichus sur la tête, le dos courbé dans un champ, ramassent des épis de blé après le passage des moissonneurs.
Elle prône ce qu'on appelle la sobriété heureuse, la simplicité volontaire et se bat contre le gaspillage alimentaire que l'on sait énorme et contre lequel on n'agit pas encore à grande échelle.
Elle nous engage à sortir du système de consommation, arrêter d'acheter et reprendre son autonomie alimentaire autant que possible. Dans ses publications, elle rappelle que plus d'un milliard de tonnes de nourriture est jetée chaque année dans le monde, soit un tiers des aliments produits sur la planète...et nous propose donc sa solution poétique : offrir une seconde vie à ces aliments dont personne ne veut, leur éviter les ordures et les traiter même comme des passagers de première classe, le tout teinté d'une certaine dose de créativité et d'expérimentation. Elle nous détaille avec plaisir et sans modération ses inventions culinaires à base d’invendus.
Notre deuxième rencontre s'est faite en début d'automne de la même année. Aurore avait organisé un atelier-conférence qu’elle avait intitulé «Farine des bois et des jardins». Dans un café du centre-ville de son village, elle avait disposé sur des assiettes, en petites collines colorées, des échantillons de ses créations : farine de noisette, châtaigne, riz, pois-chiches, pomme de terre, mais aussi ortie, tilleul, gland, moutarde, pomme ou betterave.
La voilà l'astuce d'Aurore, la déshydratation des denrées qu'elle récupère. Elle s'explique :
« Quand j'ai commencé les récups, je vivais encore à Bruxelles, en appartement. J'avais beaucoup de légumes et peu de place pour les stocker, alors mon cerveau s'est mis à fonctionner très vite, comment transformer tout ça en prenant le moins de place possible. La conservation en bocaux demande de l’espace, la congélation de l'électricité...le séchage est alors devenu une évidence. » Et pour sécher, elle a séché, tout y est passé et tout y passe encore, dans son petit déshydrateur : des betteraves, des panais, des champignons, des oignons, ... Ces poudres mélangées deviennent des bouillons car, explique-t-elle, quand on est végétarien, le rayon bouillons des épiceries se réduit drastiquement et il ne reste que des cubes trop salés au goût standardisé, pleins d’additifs et d’huile de palme. Alors, elle commence à fabriquer des bouillons et son projet est maintenant de les vendre.
C'est aussi, dit-elle, une bonne manière de traiter ces légumes qui, il faut le dire, ont perdu beaucoup de leurs nutriments et sont un peu épuisés. Le bouillon, ça n'est pas l'élément central d'une recette, c'est ce que l'on ajoute pour donner du goût, une petite touche à son plat, donc peu importe sa valeur nutritive. Aurore, elle, se nourrit de ces invendus qu'elle mélange savamment avec les légumes de son potager et ses récoltes sauvages.
Sa décision de sortir du système de consommation s'est accompagnée d'une volonté d'autonomie, elle s'est alors renseignée sur les plantes sauvages comestibles de sa région, a commencé à regarder les aliments sous un autre angle et s'est demandé comment les fabriquer, elle a alors réalisé que, oui, la farine de riz c'était du riz mixé et que donc, il lui était possible d'en «fabriquer ».
Petit à petit, elle a déconstruit une série de choses qui l'ont amenée à quitter la ville pour la campagne, sortir du travail salarié pour respecter son rythme et se focaliser sur son projet. Après une année test, où elle a expérimenté, séché, cuisiné et mixé, le futur des Glaneuses se dessine plus précisément.
Notre troisième rencontre a eu lieu lors d'une de ces journées grises du mois de décembre.
Aurore m'a invitée chez elle à Rebecq, dans le Brabant Wallon, où elle vit depuis un peu plus d'un an avec son compagnon. Elle m'a fait visiter sa yourte et sa cabane, m'a montré le potager, les poules et les fameux invendus dans les cagettes bleues. Dans son intérieur fait de bric et de broc, dans un mélange charmant et coloré, autour d'une tisane d'ortie et réchauffées par la chaleur du poêle, nous avons longuement parlé. Nous avons évoqué ce que l'on a dit plus haut, le point de départ, les récup', l'écoeurement face au gaspillage et l'envie d'agir, pour elle et pour les autres. Nous avons parlé de cet équilibre à trouver entre le lâcher prise et le renoncement, l’équilibre à trouver entre nos tourments et notre capacité à agir.
Car Aurore veut être un moteur mais aussi transmettre, c'est d’ailleurs dans cette optique qu'elle avait organisé une série de rencontres autour de la conservation, du glanage et de l'autonomie – malheureusement toutes annulées à cause du Covid * – dans lesquelles elle veut parler de son parcours et ouvrir la voie à cette autre manière de vivre. À défaut, elle utilise ses pages Instagram et Facebook pour communiquer ses recettes, ses idées, ses projets mais aussi créer une communauté autour du gaspillage, de l'alimentation saine et végétarienne, de sa philosophie de vie. Sur les réseaux sociaux, elle partage ses expériences, montre qu’il faut être créatif quand on reçoit des kilos de pain sec, des patates en pagaille ou que le basilic a poussé au jardin; son moteur c’est trouver toujours un moyen de conserver.
Elle entame maintenant l'amorce de la professionnalisation de son projet, a trouvé un local où cuisiner et transformer les invendus, dans une ferme près de chez elle, toujours avec cette idée de connecter les différentes initiatives autour d'elle, de créer du lien. Actuellement, son projet est de revendre ses produits dans les magasins qui lui ont donné leurs invendus, refermant ainsi la boucle. Elle va lancer prochainement une campagne de crowdfunding pour acheter du matériel, notamment un déshydrateur professionnel, qui lui permettra de sécher et bouillonner plus vite que son ombre !
En fait, Aurore est une défricheuse de chemins qui nous engage à changer nos comportements, notre regard, nos habitudes, avec toujours le même cheval de bataille : arrêter d’acheter et aller vers la décroissance. En partageant ses recettes, ses idées, ses créations, elle participe à l’élargissement de notre cercle vertueux, nous prend par la main et nous ouvre la porte sur une nouvelle voie. Espérons que la route sera longue !
* Mais comme Aurore bouillonnait d'impatience, elle a décidé de lancer ses formations en ligne ! N’hésitez pas à visiter sa page Facebook pour plus de détails.
Illustrations: Léa Viana Ferreira