À l’heure où le dernier rapport du GIEC fait état d’un emballement climatique plus qu’alarmant et après une année marquée par un manque consternant d’engagement à l’échelle mondiale, l’écoanxiété semble gagner chaque jour davantage de terrain. L’érosion drastique de la biodiversité, ou sixième extinction de masse, achève de nous en convaincre : le point de basculement est proche et la menace d’un effondrement écosystémique gronde.
Face à l’ampleur des défis à relever, il apparaît plus que jamais nécessaire de repenser la place de l’humain au sein du vivant et de « décoloniser » la terre. Au lieu de se poser en gestionnaire et propriétaire, pourrait-on envisager le lâcher-prise en renonçant au contrôle absolu ? Et si, plutôt que de sauver la nature, on l’aidait à se sauver elle-même ? Pour amorcer cette révolution, il s’agit avant tout de cultiver l’espoir, de décloisonner les imaginaires et d’investir d’autres champs d’action. Et c’est tout l’enjeu du rewilding, qui se propose d’inventer un nouveau récit collectif ambitieux et passionnant.
Un pas de côté
Le rewilding, ou réensauvagement, formule une réponse inédite à la crise environnementale.
Né dans les années 1990 aux États-Unis, ce mouvement écologique vise la restauration des écosystèmes et des processus naturels tout en minimisant l’intervention humaine. L’objectif est ainsi d’améliorer la santé des milieux, leur résilience et d’en favoriser l’autonomie.
Si l’auto-régénération ou « libre évolution » est souhaitée, afin que les dynamiques évolutives du vivant puissent s’exprimer pleinement, un coup de pouce s’avère parfois indispensable. La restauration peut dès lors passer par la réintroduction d’espèces clés, la suppression d’obstacles ou d’infrastructures (tels que les barrages), l’aménagement du territoire, la création de corridors ou encore la plantation de forêts.
Des loups et des rivières
Le rewilding prend sa source dans les vastes étendues américaines. Ces espaces sauvages sont particulièrement adaptés, de par leur démesure, au changement de paradigme sur une large échelle qu’implique un telle entreprise.
La proposition initiale du rewilding se veut radicale et se fonde sur trois notions essentielles, les « 3 C » : Core, Corridor, Carnivore. Cette approche repose sur le retour de prédateurs clés veillant au maintien de l’équilibre écologique dans des zones suffisamment vastes et préservées, les « cores ». Les noyaux de réintroduction sont interconnectés par des corridors pour permettre aux animaux de se disperser et se déplacer d’une zone à l’autre, ce qui conditionne la viabilité du projet sur le long terme.
L’expérience initiée par les gestionnaires du parc du Yellowstone est l’illustration la plus emblématique de ce concept. La réintroduction des loups gris dans le parc constitue effectivement un cas d’école en matière de rewilding. En 1995, 30 loups ont été relâchés dans le parc, 70 ans après l’abattage du dernier d’entre eux. S’en est suivie une série de phénomènes qui, progressivement, a permis à l’écosystème de se régénérer, de gagner en complexité et donc en résilience. On qualifie ce processus de « cascade trophique ».
La population de wapitis, une espèce de cervidés qui pullulait dans le parc, surpâturait jusqu’alors les plaines inondables et les vallées au point de les dépouiller de toute forme de végétation. Suite à la prédation exercée par les loups, un climat de peur s’est installé parmi les herbivores, les incitant à regagner les hauteurs. Rapidement, on a dès lors assisté à la reconstitution des forêts fluviales et, partant, à la réapparition d’une multitude d’oiseaux et de mammifères. En réintégrant cet environnement, le castor, grâce à ses barrages, a non seulement créé de nouvelles niches écologiques propices à l’installation d’autres espèces, mais a également influé sur la qualité de l’eau, offrant les conditions favorables au retour de la vie aquatique.
Par rétroactions, un phénomène en entraînant un autre, le maillage du vivant s’est ainsi vu consolidé.
Plus surprenant encore : la réintroduction du loup, même en petit nombre, semble avoir redessiné le cours des rivières. Les forêts en régénération et le retour de la végétation ont de ce fait stabilisé les berges et limité leur érosion. Dès lors que les rives furent consolidées, les courants ont pu suivre une trajectoire plus régulière.
Le constat est pour le moins stupéfiant. En quelques années seulement, les loups, en régulant et enrichissant leur écosystème, ont ainsi considérablement façonné le paysage jusqu’à en modifier le cours des rivières.
On comprend ainsi tout l’engouement que suscite une telle approche, vectrice d’espoir et de transformations majeures. De nombreux projets se réclamant du rewilding ont depuis lors vu le jour, charriant leurs propres concepts et définitions.
Sur le continent européen, on est loin de la wilderness américaine, cette nature sauvage fantasmée érigée en véritable temple national. Le territoire, particulièrement l’Europe de l’Ouest, est morcelé de toutes parts, tant par l’exploitation agricole que par le réseau routier, et se caractérise par une forte densité de population.
À l’évidence, la mise en application du rewilding au contexte européen nécessite donc des ajustements structurels. Il convient, pour éviter les écueils, de dépasser l’opposition binaire sanctuarisation/exploitation. Ce vieux débat, hérité de l’antagonisme nature/culture, est effectivement toujours à l’œuvre.
Dans ces paysages européens « culturels » à forte valeur patrimoniale, le rewilding doit par conséquent sortir de la dualité et intégrer le facteur humain pour rencontrer l’adhésion du plus grand nombre.
Car les opportunités sont réelles : on estime qu’en 2030, grâce à la déprise agricole (qui suit déjà son cours) et au retrait de l’activité humaine, 30 millions d’hectares seront libérés, soit l’équivalent de la surface de l’Italie. Par-delà nature et culture, le rewilding peut donc s’envisager et de multiples initiatives européennes ont ainsi émergé, notamment en Belgique.
Citons enfin George Monbiot, journaliste militant auteur de Feral, qui lors d’une conférence Ted consacrée au réensauvagment, déclare : “The story of rewilding offers us the hope that our silent spring could be replaced by a raucous summer.”
En plus d’offrir de réelles opportunités d’action fondées sur une base scientifique tangible, le rewilding tel que le présente Monbiot insuffle un vent d’optimisme à une écologie en bout de course. De quoi éveiller l’espoir et réenchanter nos horizons.
Envie d’en savoir plus ? Dans le deuxième volet de cet article, nous aborderons le travail exaltant mené par la fondation Rewilding Europe et l’ambitieux projet de l’association Francis Hallé pour la reconstitution d’une forêt primaire en Europe occidentale. Nous nous concentrerons aussi sur le réensauvagement à une échelle beaucoup plus locale, avec des initiatives belges, et plus particulièrement wallonnes !
Illustrations: Madleen Nuret