Le rewilding, comme nous l’avons vu dans le premier article de ce volet, entend enrayer le déclin de la biodiversité tout en diminuant l’emprise de l’humain sur le vivant. Il s’inscrit en marge des courants de conservation classiques, qui visent davantage à la restauration et à la préservation d’un état précis et figé de nature, avec toutes les dérives gestionnaires que cela peut impliquer.
Le rewilding fait donc place à plus d’imprévu et d’impondérable. Et dans un monde où tout semble maîtrisé et domestiqué, le rétablissement de processus écologiques spontanés au sein d’une nature en libre évolution constitue un horizon d’attente souhaitable. Souhaitable mais surtout nécessaire puisqu’il s’agit aujourd’hui de répondre aux défis posés par le changement climatique : l’adaptation rapide de l’environnement à des bouleversements majeurs et sans précédent.
Rewilding Europe : un réensauvagement passif et actif
Un projet d’envergure
En Europe, plusieurs initiatives se sont engagées dans cette voie, en proposant un nouveau rapport à l’espace et au vivant. La fondation Rewilding Europe, lancée en 2011 aux Pays-Bas, présente à ce titre l’un des projets les plus ambitieux : créer le plus grand ensemble européen de régions sauvages interconnectées. Ramifiée sur tout le continent, l’organisation œuvre au réensauvagement d’une dizaine de zones à haute valeur écologique en partenariat avec des acteurs locaux. Ces réserves, parfois transfrontalières, sont situées dans plus de dix pays : la grande vallée de la Côa (Portugal), le Delta du Danube (Ukraine, Roumanie et Moldavie), les Carpates du Sud (Roumanie), les Montagnes Velebit (Croatie), les Apennins centraux (Italie), les Montagnes des Rhodopes (Bulgarie), le Delta de l’Oder (Allemagne et Pologne), la Laponie (Suède) et Les Affric Highlands (Écosse).
Libre évolution[1] et usage raisonné
Dans ces aires de biodiversité, l’objectif est de favoriser une nature plus riche, résiliente aux changements climatiques en cours et à venir. Tirant parti du phénomène de la déprise agricole[2] et du retour de certaines espèces symboliques dans nos paysages[3], le mouvement cherche à s’étendre afin que plus d’espace soit dévolu à la vie sauvage.
Si toute forme d’intervention est limitée voire nulle, l’humain n’est pas pour autant exclu du territoire. Pour concilier la préservation de milieux évoluant librement et l’usage respectueux des terres, les projets de rewilding se structurent et s’articulent bien souvent en zones.
En périphérie d’une zone centrale idéalement préservée et autonome, le « cœur », se déploient des zones tampon et des zones de transition. À mesure que l’on s’éloigne du cœur et que l’on se rapproche de la périphérie, une activité humaine raisonnée est autorisée et encouragée : agriculture bio et extensive, pratiques agropastorales, tourisme durable…
La réintroduction des grands herbivores : succès et écueils
Parallèlement à une démarche passive qui minimise graduellement l’intervention humaine, un rewilding plus actif peut s’envisager en début de projet pour faciliter ou accélérer une transition vers l’évolution spontanée. La réintroduction de grands herbivores, qui jouent un rôle déterminant dans la structuration et la complexité du paysage, est l’un des leviers d’action directe utilisé par Rewilding Europe.
Le retour du bison dans les Carpates roumaines dès 2014 permet de dresser des conclusions prometteuses. Après deux siècles d’absence, le bison d’Europe, en broutant les jeunes pousses de la forêt, la façonne et l’aménage. Sa présence favorise en effet l’apparition de clairières et zones ouvertes (abritant une diversité d’espèces) ainsi que la dispersion de graines.
Comme le loup au Yellowstone, la réintroduction du bison bénéficie donc à l’ensemble de l’écosystème par un enchaînement vertueux : la cascade trophique.Tout projet de réintroduction doit néanmoins être mené avec précaution. Car la réussite d’une telle entreprise repose sur une réflexion systémique préalable. L’expérience édifiante réalisée sur le plateau de Oostvaaraderplassen (ou OVP) a ainsi marqué les esprits et n’a pas manqué de susciter la controverse. Ce polder marécageux néerlandais est considéré comme un hotspot de biodiversité, en raison notamment de son grand intérêt pour les oiseaux migrateurs. Dès les années 1980, des troupeaux de bœufs (aurochs de heck), de chevaux sauvages (chevaux Konik) et de cerfs élaphes y ont été introduits dans le but de restaurer les dynamiques naturelles et d’enrichir le milieu en le maintenant plus ouvert (grâce au pâturage).
Le projet s’est rapidement heurté aux limites physiques imposées par le site. Les herbivores, privés de corridors écologiques, se sont vus empêchés dans leur déplacement migratoire par les clôtures qui scindent la réserve. Sans prédateurs pour assurer la régulation des troupeaux, la population d’herbivores a explosé. Ainsi exposés au manque de nourriture, plusieurs milliers d’individus ont péri au cours de l’hiver 2017-2018. Suite aux protestations et à l’indignation populaire[4], un abattage sélectif a été mis en place par les autorités provinciales.
Les instigateurs du projet, dont l’écologiste Frans Vera, se sont opposés à ces mesures jugées interventionnistes, arguant que la famine est un processus naturel fondamental. Par ailleurs, ils soulignent que les cadavres des grands herbivores constituent des ressources précieuses pour les charognards et autres nécrophages, et contribuent à l’instauration d’un équilibre circulaire vital[5].
Au-delà de la polémique et des dilemmes éthiques, l’expérience d’OVP nous permet de tirer des enseignements essentiels et nous invite à l’humilité. Elle nous rappelle que l’équilibre naturel, s’il est facilement mis à mal, est difficilement atteignable et maîtrisable. C’est un processus long qui s’inscrit dans une temporalité qu’il n’est pas évident d’appréhender en tant qu’être humain. Il ne peut se concevoir comme un système clos, car il déborde de toute forme de cadre. Rewilding Europe l’a bien assimilé et a su lever les obstacles à la réhabilitation du sauvage.
En agissant sur de vastes territoires interconnectés, l’organisation est parvenue à intégrer la complexité des écosystèmes et à respecter l’interdépendance du vivant. Pour que ses multiples projets puissent s’épanouir, Rewilding Europe tient également à rencontrer l’adhésion des communautés concernées en les impliquant directement.
Et la France dans tout ça ?
La France semble plus frileuse à l’émergence de vastes projets de réensauvagement. Riche d’une histoire agricole séculaire, elle est profondément attachée à ses paysages culturels. Aussi, les tensions entre usagers de la terre et partisans du sauvage sont toujours vives, mais pas indépassables. Grâce notamment aux opportunités offertes par le rewilding.
La propriété privée au service de l’intérêt général
Dans ce contexte plus mesuré, certaines initiatives se démarquent toutefois. L’ASPAS, l’Association de Protection des Animaux sauvages, s’est donné pour mission de créer des réserves de vies sauvages où toute exploitation humaine est proscrite. L’association appelle ainsi à l’acquisition de terres et de forêts où la nature peut s’exprimer sans entraves, en libre évolution. La propriété privée apparaît ici comme un outil efficace et pérenne pour protéger la nature. Procédant par don et financement participatif, l’ASPAS détourne les droits de la propriété au profit de la faune et de la flore sauvages. En assurant un haut niveau de protection à ses réserves, elle affirme servir l’intérêt général.
L’ASPAS défend de plus la valeur intrinsèque de la nature, en la considérant et la protégeant pour elle-même. La nature n’est plus envisagée sous le seul prisme utilitariste. Indépendamment des ressources qu’elle fournit et des services écosystémiques dont l’humanité tire un profit inconsidéré, elle acquiert un statut et des droits propres.
La recréation d’une forêt primaire : un pari fou ?
Francis Hallé, éminent botaniste, est reconnu mondialement pour ses travaux sur les arbres et la biologie végétale. Il a consacré sa vie à l’étude et à la préservation des forêts tropicales ainsi qu’à la sensibilisation et la vulgarisation auprès du grand public. À 84 ans, il s’est lancé un nouveau défi de taille : la récréation d’une forêt primaire en Europe de l’Ouest.
L’association Francis Hallé pour la forêt primaire ambitionne de dédier une zone transfrontalière (incluant le nord des Vosges, les Ardennes françaises et belges, et le Palatinat allemand) de 70 000 ha à la libre évolution. Le projet repose sur plusieurs constats. Il met en avant le rôle régulateur des forêts sur le climat, qui se révèlent être de véritables puits de carbone. La forêt primaire, par sa complexité, est, d’une part, présentée comme le point culminant de la biodiversité. D’autre part, l’enchevêtrement et l’hétérogénéité des relations de l’écosystème forestier sont gages de résilience.
Le combat de Francis Hallé, s’il peut sembler utopique ou démesuré, est ainsi tout à fait fondé, notamment au regard des objectifs climatiques. À ce jour, plusieurs zones sont à l’étude afin de réunir les conditions pour qu’une forêt se reconstitue d’elle-même. Le projet s’étale sur 1000 ans, soit près de 40 générations humaines. De quoi prendre de la hauteur et renouer avec le temps long.
Pour une communauté du sauvage
Ces différentes approches, en replaçant le sauvage au cœur des préoccupations et des territoires, nous interrogent sur la place que nous voulons bien restituer aux autres êtres vivants. À l'ère de l’hyperanthropisation, elles nous incitent à reconnaître la souveraineté de cette part sauvage du monde dont nous ne sommes pas étrangers.
Virginie Maris, philosophe de l’environnement, déclare ainsi : « Le sauvage n’est ni une fiction occidentale ni une forme de biodiversité parmi d’autres : c’est la matrice même du monde vivant, hors de nous et en nous ».
Dans le prochain et dernier article de ce triptyque consacré au réensauvagement, on abordera (enfin !) la mise en application des concepts du rewilding à la Belgique. Car, oui, plusieurs réserves en Flandre, en Wallonie mais également à Bruxelles ont rejoint le mouvement avec des plans de gestion – et de non-gestion – innovants.
[1] La libre évolution se réfère à la capacité des écosystèmes et des espèces à se développer et à s'adapter naturellement, sans perturbations ou restrictions imposées par l'activité humaine, afin de maintenir leur équilibre et leur fonctionnement.
[2] La déprise agricole désigne l’abandon d’anciens terrains agricoles, souvent reculés et moins productifs. Le phénomène induit la reconquête de la végétation arbustive et arborescente, et concernerait 3 à 6 % du continent européen.
[3] Telles que le loup, le lynx, le castor ou encore la cigogne noire qui réinvestissent progressivement nos contrées.
[4] Certains défenseurs de la cause animale ont bravé les interdictions et nourri les animaux en jetant du foin par-dessus les clôtures.
[5] La présence de cadavres et l’action des charognards, qui font injustement les frais de leur mauvaise réputation auprès du grand public, sont soutenus par Rewilding Europe dans ses multiples réserves via l’initiative « The Circle of Life ».
Illustrations: Ninon Mazeaud