Le renard roux, espèce largement répandue sur le globe, a entrepris la (re)conquête des villes européennes depuis une quarantaine d’années. Son extraordinaire faculté d’adaptation lui a permis de s’installer durablement en métropole, et notamment à Bruxelles, où il occuperait désormais 80% du territoire. Si la ville regorge de nourriture et d’opportunités, elle n’est pourtant pas exempte de dangers et nécessite quelques ajustements. Ainsi, bien que le goupil soit parvenu à s’approprier l’espace urbain et à le façonner, la cohabitation avec son voisin bipède, qui donne lieu à des rapprochements mais également à des confrontations parfois brutales, pose toujours question. Quelle place sommes-nous prêt·es à accorder au sauvage dans nos vies ?
1. Vivre en ville
Comme nous l’avons vu dans notre premier article consacré au dénommé Vulpes vulpes, le renard, fidèle à sa réputation, a astucieusement trouvé sa place dans le tissu urbain. Pour s’intégrer à la biodiversité bruxelloise, il a su faire preuve d’une grande plasticité, tant dans ses comportements que dans son organisation sociale.
Omnivore, son spectre alimentaire est étendu : il joue tour à tour le rôle de prédateur, de charognard, de pilleur de poubelles et se délecte volontiers des fruits pourrissant dans les jardins en automne. En ville, les déchets ménagers peuvent représenter 30% de son régime alimentaire. Soumis à la forte présence humaine, le renard des cités se distingue à nouveau de son parent des campagnes en adoptant un rythme de vie plus nocturne et moins actif sur 24h.
Le mode de vie urbain influe également sur son organisation sociale. Le renard fait société : il évolue en petits groupes d’individus aux trajectoires mouvantes et noue des relations riches qui se constituent en récits complexes [1]. La densité de population pouvant être élevée en raison de la grande disponibilité alimentaire (jusqu’à quatre groupes sociaux au km2 dans certaines zones de Bruxelles), les renards occupent de plus petits domaines vitaux. Les territoires étant en partage, on constate dès lors une grande tolérance des individus à l’égard de leurs congénères issus d’autres groupes.
Si la ville offre un milieu favorable au renard et lui assure une certaine forme de protection [2], elle n’en reste pas moins dangereuse. Les renards sont ainsi fréquemment victimes des activités humaines. La principale cause de mortalité demeure la circulation automobile. Les jeunes adultes, qui quittent le domaine familial à la recherche de leur propre territoire en fin de saison, sont particulièrement exposés aux risques de collision. Les petits canidés mènent donc une existence étonnamment brève : ils vivent en moyenne un à deux ans, voire cinq à six ans pour les plus chanceux [3].
2. Une ville façonnée par les renards
> Des actes de présence
Tout comme la ville modifie le renard, le renard transforme son environnement et participe, à son échelle, à la fabrique de la ville. En effet, la présence des renards s’imprime sensiblement sur le paysage urbain. Et, comme le fait remarquer Chloé Vanden Berghe au terme de nombreuses heures d’observation, ces manifestations s’imbriquent à la fois dans les infrastructures et la vie des habitant·es.
Les goupils élisent domicile dans les parcs, les jardins privés et s’emparent aussi des lieux marginaux comme les friches et les parcelles laissées à l’abandon, momentanément préservées de la voracité immobilière. C’est dans ces marges urbaines que se révèlent les traces d’une occupation farouche. À proximité des terriers, des empreintes et excréments, quelques plumes et des coups de griffes témoignent de la présence des renards. En se déplaçant sur leur domaine vital, ceux-ci aménagent également des sentiers ondulant à travers jardins, haies, rues et grillages. Ces voies, dessinées par des passages récurrents, forment un véritable réseau. Leur trajectoire se devine par l’inclinaison du couvert végétal ou par le tassement des feuilles mortes.
Les renards marquent les limites de leur territoire en l’imprégnant de leurs odeurs. Une odeur âcre, singulière, reconnaissable entre toutes. L’urine est déposée à des endroits spécifiques (pour s’attribuer des restes alimentaires, par exemple) et les crottes sont laissées en bordure de chemins, mises en évidence sur un monticule ou un élément significatif. Les adultes frottent l’avant de leur corps, à la manière des chats, aux infrastructures urbaines. L’espace s’emplit alors de significations et de résonnances.
Le répertoire sonore du renard est vaste : on compte une dizaine de vocalisations différentes. Les glapissements, des aboiements stridents et répétés, se font ainsi entendre les nuits d’hiver. D’autres cris, s’apparentant davantage à des couinements, sont également lancés en guise de salutations. Ces alertes sonores sont « des actes de présence au même titre que les modalités de transformation de l’espace par le corps » [4].
> Une urbanité transgressive
Le renard peut aussi être l’auteur d’une série de nuisances : dispersion des poubelles, trous dans les pelouses [5], dégradations matérielles, attaques de poulaillers… Il participerait ainsi au désordre urbain. Les multiples détritus (emballages plastiques, cartons, restes organiques, etc.) qui jonchent le sol de son domaine trahissent donc également sa présence. Ces manifestations, qui donnent à voir un espace « souillé », dérangent. Certain·es résident·es déplorent ainsi la saleté des lieux, qui par leur hybridité, peuvent évoquer le désordre social des friches, ni complètement naturelles, ni complètement aménagées.
Les plaintes dont le renard fait l’objet questionnent la « juste place » de ces animaux en ville. Ne seraient-ils pas mieux en campagne, dans les bois ? Plus tout à fait « sauvages » mais pas domestiques pour autant, les renards, comme bon nombre d’espèces considérées comme nuisibles, brouillent les frontières et ébranlent nos représentations de la ville et de la nature. Généralistes et adaptables, ils s’insèrent pourtant habilement dans la trame urbaine en proposant de nouvelles manières d’habiter l’espace. Comme le rappelle Willy Van de Velde, garde forestier, le renard est bien chez lui en ville et préfère de loin les parcs et cités-jardins de la capitale à la forêt de Soignes.
> Des renards et des hommes
La ville est un lieu de rencontres, et parfois de frictions, entre les différentes espèces qui l’habitent. Le renard entretient de fait une relation ambivalente avec ses voisins humains. Deux attitudes antagonistes prédominent : tandis que certains s’enthousiasment de sa présence et provoquent parfois la rencontre en l’attirant avec quelques bouts de viande ou des croquettes pour chats, d’autres le perçoivent comme un indésirable et souhaitent le voir quitter l’espace public. Ces réactions typiques résultent souvent d’un manque de connaissances et d’idées préconçues. Une prise de recul et une mise à distance apparaissent ainsi nécessaires pour poser les bases d’une cohabitation saine.
La LRBPO (Ligue de protection bruxelloise des oiseaux), qui recueille fréquemment des renards en détresse dans son centre de revalidation, décourage fortement la pratique du nourrissage. Pour leur propre bien-être, il serait en effet préférable de maintenir les goupils à distance raisonnable. Car un renard habitué à se nourrir aux portes se montrera moins craintif, plus téméraire. En s’introduisant dans certaines propriétés, il pourrait par ailleurs recevoir un accueil nettement moins favorable et s’exposer aux empoisonnements [6]. D’autre part, ces contacts rapprochés pourraient mener à une issue malheureuse : une morsure contre une main tendue ou une caresse n’est pas à exclure et remettrait sérieusement en question la protection qui lui est accordée à Bruxelles. Enfin, il est bon de rappeler aux personnes qui s’inquiètent de leur état de santé que les renards urbains disposent de suffisamment de nourriture pour subvenir seuls à leurs besoins.
Même s’il ne représente aucun danger direct pour les humains et les animaux de compagnie [7], le renard véhicule encore certaines craintes, notamment en ce qui concerne le transport des maladies. À ce sujet, rappelons que la rage a bien été éradiquée en Belgique grâce aux campagnes de vaccination des années 90. L’échinococcose alvéolaire, une autre infection causée par des larves parasitaires et se transmettant par contact avec les déjections, n’est pas présente sur le territoire bruxellois [8]. Contrairement aux croyances héritées du passé, le renard jouerait plutôt le rôle d’agent sanitaire : il limiterait entre autres la propagation de la borréliose de Lyme, en régulant les rongeurs, parasités par les tiques vectrices de la maladie.
3. Les clés de la cohabitation
Dans ce milieu si densément peuplé qu’est la ville, où chaque parcelle de terre est soumise à spéculation, il semble parfois difficile de faire de la place à d’autres formes de vies et d’entrevoir des modes de cohabitation durables. Au prix de quelques efforts d’imagination et d’un peu de tolérance à l’égard du vivant, la cité peut pourtant devenir une véritable enclave de biodiversité. Pour favoriser l’épanouissement du renard en ville et faciliter ses rapports avec les humains, une multitude de solutions existent et quelques pistes restent encore à explorer.
En ce qui concerne les désagréments liés à la dispersion des déchets, des habitudes pratiques peuvent être facilement mises en place : sortir les poubelles le jour même du ramassage et opter pour des bacs en dur, distribués depuis quelques années par les communes. Les habitant·es sont également invité·es à sécuriser les poulaillers et à contacter Bruxelles Environnement pour réagir de façon mesurée en cas de dégâts occasionnés dans les jardins. Comme mentionné plus haut, l’arrêt de toute forme de nourrissage contribuera aussi à minimiser les différentes sources de nuisances.
L’aménagement de l’espace urbain dans le souci constant d’y intégrer la biodiversité constitue une réponse audacieuse mais néanmoins appropriée. Il s’agit de repenser la ville comme « un lieu cosmopolite de convivialité entre différents êtres vivants » [9]. Dans un premier temps, on s’attache surtout à renforcer la qualité des écosystèmes et à assurer la connectivité entre les habitats naturels, très fragmentés par les routes et les infrastructures. Cela passe par la création de lisières (entre le bâti et la forêt) et de corridors écologiques (plantation de bandes végétales, de zones tampon) dans le but de redonner un habitat au renard ainsi qu’à d’autres espèces tout en reliant les îlots de verdure [10].
Enfin, ces propositions ne peuvent aboutir que si elles sont soutenues et portées par le collectif. C’est tout l’enjeu d’une bonne communication, axée sur la sensibilisation. Le travail de Rose de la Haye, artiste engagée, est à ce titre inspirant : elle peint depuis huit ans des centaines de renards sur les bornes électriques de Bruxelles. Ces joyeux goupils, réalisés à l’acrylique, s’adressent aux passant·es : « nous ne sommes pas des nuisibles ! ». Porte-paroles des animalités en marge, ils revendiquent leur place sur les trottoirs de la capitale. En captant notre regard, peut-être nous enjoignent-ils aussi à prêter une plus grande attention à tous ces vivants qui font la ville et avec qui nous devons composer.
Illustrations réalisées par Cécile Deglain
[1] Chloé Vanden Berghe, qui étudie les renards bruxellois dans le cadre de sa thèse, adopte une approche multidisciplinaire en mêlant sciences sociales et sciences naturelles. Elle invite à accorder un « autre régime d’attention au vivant » pour faire émerger les histoires singulières. Les renards sont ainsi les sujets de récits variés qui débordent des structures traditionnelles de compréhension.
[2] À l’instar de tous les mammifères indigènes, le renard est strictement protégé à Bruxelles. Il est interdit de le tuer, le capturer, le déplacer ou le déranger.
[3] En captivité, l’espérance de vie du renard est de quinze à vingt ans.
[4] C. Vanden Berghe, « Vivants dans la ville. Les renards roux du bois de la Grappe (Région de Bruxelles-Capitale) », Géo-Regards 16, 2023, p. 26.
[5] Le renard constitue des réserves en enterrant les proies ou les denrées alimentaires qu’il ne peut directement consommer ou emporter.
[6] Dès 1997, des habitant•es déposent des boulettes empoisonnées ; c’est le début d’une cohabitation difficile et violente.
[7] À peine plus gros qu’un chat, le renard ne ferait pas le poids contre nos animaux domestiques. Il évite ainsi toute confrontation avec les félins et redoute les chiens, qui peuvent se montrer agressifs.
[8] Par mesure de précaution, de simples gestes permettent d’écarter tout risque : il est notamment recommandé de bien nettoyer les légumes du potager et de vermifuger les animaux domestiques.
[9] T. van Dooren & R.D. Bird, « Storied-places in a multispecies city », Humanimalia 3 (2), 1-27.
[10] Pour aller plus loin, voir le mémoire de Camille Maquaire « La cohabitation avec la biodiversité en ville. Le renard comme symbole de la biodiversité peut-il devenir le témoin d’une cohabitation possible entre ville et biodiversité ? », Université de Liège, 2023.