Cette année encore, nous avons été invitées comme partenaires du Concours Tremplin qui récompense le talent de jeunes artistes diplômé.e.s d’écoles d'Arts appliqués de Wallonie et de Bruxelles. Nous avons eu la joie de décerner notre prix Dot-To-Dot à une artiste céramiste, Théa Gonçalvès, fraîchement diplômée de La Cambre, et dont le travail convoque la matière, le feu, la terre et les pigments. Cette jeune femme, consciente et remplie de bon sens, refuse de faire des compromis sur le choix de ses matériaux. Elle développe une recherche qui sort des sentiers battus et replace la terre au centre de nos vies. Rencontre avec une artiste engagée.
Peux-tu te présenter brièvement et nous raconter ton parcours?
Fille d'une professeure de danse et d’un musicien, c’est d’abord dans le milieu du spectacle vivant que j’ai trouvé mes premiers amours et mes premières inspirations. J’adorais participer à un ensemble et assister au monde des coulisses invisibles et fourmillants qui me fascinaient beaucoup par sa magie. L’art de la scène est pour moi un monde irréel qui rassemble des identités souvent diverses et multiples. J’ai alors toujours été animée par une grande curiosité et une envie de pluralité tant dans les techniques, les sujets et les médiums. Née dans les champs de la campagne de Coulommiers, en France, c’est dans ce paysage fromager à la ligne d’horizon plate qu’a émergé mon affection pour le monde des arts et de la culture, non loin de l’effervescence parisienne. J’aime expérimenter et me nourrir des narrations de l’autre avec un rapport particulier à la collecte, garder les traces du quotidien, créer un refuge mémoriel pour des trésors précieux. Bercée par les arts plastiques, j’ai toujours su que c’était dans ce domaine que je trouverai mon épanouissement créatif. Après l’obtention d’un diplôme scientifique à spécialité informatique, témoin d’une partie de ma personnalité très pragmatique, je m'oriente vers les arts appliqués. Par la suite, je me spécialise dans le design d’objet puis je découvre la céramique. J’étudie alors dans un petit établissement perdu en campagne et mon lien avec le matériau est évident. Cela m’a poussé à postuler à l’ENSAV La Cambre, toujours dans une démarche d’ouverture et d’exploration de la part plus artistique et poétique de mon travail. Toute fraîchement diplômée, je compte enrichir ma personnalité sculpturale toujours guidée par mes visions symboliques de notre environnement, en gardant mon amour pour le monde de l’artisanat. Dans mes esthétiques en arborescence et rhizome, j’y fait se rejoindre nos réseaux et nos racines. Une connexion entre l’intime et l’universel, le visible et l’invisible, l’organique et l’inerte. C’est désormais dans l’atelier d’artistes SB34, situé à Ambiorix, que je pratique et que je retrouve ces valeurs collectives qui me tiennent à cœur. Toujours dans cette démarche de vases communicants et m’interrogeant sur l’héritage des savoirs, je me forme cette année au métier d’enseignante des arts pour acquérir davantage de clés psycho-pédagogiques.
Quel rapport entretiens-tu avec les matériaux que tu utilises?
Mon principal médium d’expression est la céramique et c’est en elle que je retrouve toute la multiplicité dont j’ai besoin pour nourrir mes créations. En effet, en plus d’être un des matériaux dont on possède les traces les plus anciennes, c’est aussi une matière qui permet la réécriture de nouvelles narrations aux possibilités infinies. Je pense que c’est dans ce côté pluriel que je trouve toujours autant de fascination. Avec la céramique, on peut être à mi-chemin entre l’art et l’artisanat, tout en passant par la science, la chimie, les métiers du bâtiment, l’industrie, l’Histoire, l’archéologie, la géologie… Tout ce que j’aime est réuni en une matière fertile qui mobilise des savoirs variés. On ne s’ennuie jamais. On entretient un rapport très ludique et spontané, tant dans la vie d’atelier avec des activités toujours diverses et nombreuses (vive la patouille) ; mais aussi dans les apprentissages qui ne s’arrêtent jamais. On a toujours à découvrir et expérimenter. Ce qui met en évidence l’importance de la transmission et le rapport que l’on entretient avec cette matière depuis la préhistoire. Je trouve cela très touchant de me dire que la céramique, étymologiquement, l’art de «cuire l’argile», soit sûrement née du hasard : une personne jeta un morceau de terre dans un feu et s’aperçut qu’elle devenait solide et résistante. Cette connexion au fil des époques et des cultures est présente partout sur le globe, peu importe sa fonction, et nous relie tous à travers le monde. C’est une matière à souvenirs chargée d’histoires et de portraits sédimentés où de nouvelles singularités peuvent germer. C’est également une matière modeste qui instaure l’humilité. Peu coûteuse, présente dans nos sols, elle est accessible à tous et est beaucoup utilisée notamment dans l’art populaire. Mais elle demande également d’accepter l’échec, car dans cette part de magie de transformation par le feu, la terre peut parfois frustrer. Le feu étant aussi une composante même de la céramique, on doit le chérir et il fédère. J’aime me rappeler que l’endroit où l’on entretient le feu dans un four à céramique s’appelle un « foyer ». Il résume assez bien le rapport affectif que l’on développe pour lui comme quelque chose de réconfortant. Dans la céramique, il y a souvent ce lien à l’amour qui revient. Le milieu de la céramique et de la poterie est un monde de grands passionnés toujours dans le partage et l’entraide. Mais je parle également de l’amour dans sa matérialité. En effet lorsque je modèle, que je tourne, dès que je touche de l’argile je ressens une connexion très sensible. Un rapport presque méditatif où le temps s’arrête. Il permet de penser profondément quelles marques nous voulons alors figer et laisser de manière indéfinie sur cette planète. C’est par la terre que j’ancre mon travail et mes idées qui perdureront après moi dans des jours où l’avenir est inconnu. Le temps est un concept constant et inhérent à la pratique de la céramique. On ne peut pas presser l’argile : il y a les temps de séchage, de cuisson, des actions sur la terre qu’on ne peut pas se faire à n’importe quelle consistance, … Il faut souvent anticiper et prendre en compte de nombreux facteurs pour respecter la propre temporalité de cette matière. C’est sûrement aussi ce qui fait toute sa beauté. Cela nous force à prendre son temps dans un monde qui va à toute vitesse. La céramique est pour moi un doudou dans lequel je peux me réfugier. Lors de mon projet multiple de diplôme, je présente une ode à la céramique dans sa globalité : dans son rapport à l’argile, aux émaux et à la cuisson. Un autre matériau que j’aime aussi beaucoup utiliser est la photographie argentique. Toujours dans une démarche de penser le temps et mon affect aux sciences, l’argentique entretient cette surprise par rapport au numérique. C’est également une autre forme pour garder des traces de son quotidien spontanément. Dans la photographie, on cultive notre regard unique. On peut voir du beau et de l’émerveillement à chaque coin de rue, juste par le choix du cadrage ou l’attention d’un point de vue.
Comment fais-tu pour inscrire ton travail dans une démarche écologique et consciente?
Contrairement à son image très « nature », la céramique n’est pas forcément le matériau le plus écologique : tant dans les matières toxiques utilisées que dans l’énergie nécessaire pour cuire. Il faut alors décider de faire des choix éthiques et sécuritaires : trouver des alternatives pour avoir les mêmes résultats d’émail et de cuisson, tout en étant respectueux au mieux de la planète et de ses habitants. Cela devient alors un challenge stimulant qui peut parfois amener de belles découvertes. Pour ma part, je m’interdis l’utilisation de certaines matières premières, comme le Cobalt. Souvent utilisé dans les émaux, il est un désastre tant dans son extraction (mine avec travail d’enfants, non sécurisé pour la santé), que dans sa composition (toxique dans les émaux, pouvant être relargué dans la nourriture pour l’utilitaire) et dans son utilisation (toxique à respirer lors de sa préparation). Je trouve qu’en tant que céramiste, s’informer sur les matières qu’on utilise est indispensable pour rester cohérent avec les valeurs que l’on véhicule. C’est également pour cette raison que j’utilise les terres les plus locales possibles. Étant en Europe, j’utilise principalement du grès qui se retrouve à l’état brut dans nos sols, j’évite la porcelaine même si elle est agréable à utiliser ponctuellement, souvent créée industriellement avec du kaolin (dangereux pour les poumons à l’extraction) ou importée d’Asie, son berceau. En effet, il faut se rappeler que l’argile est présente partout dans le monde et en fonction de sa localisation elle se charge de différents éléments qui lui donneront des propriétés particulières, d’où la richesse de cette matière commune et unique. Naturellement, j’aime beaucoup récolter directement ma propre argile. Toujours de manière raisonnée, je ne prends jamais une grosse quantité. Je privilégie à la fois celle que l’on trouve au pied des souches d’arbre déjà renversées par des intempéries ou trouvée près de cours d’eau. Le but est de faire au plus direct et de découvrir par moi-même les possibilités et les couleurs qu’offre notre territoire. Dans cette volonté du local, j’ai construit l’année passée avec mon ami Simon Barraud un four à bois céramique haute température. Nous avons choisi un design qui joue avec des paramètres physiques et techniques. Cela nous permet de pouvoir être le plus rentable possible en énergie et donc d’être efficace en bois et temps de cuisson. Nous arrivons avec une demi stère de bois à monter à 1300 C en 6 heures, un exploit pour des cuissons au feu de bois. Nous avons aussi choisi de placer ce four sur le site historique de La Cambre pour lui permettre de continuer à être utilisé. Il a été façonné de bric à broc dans cette volonté de faire avec ce qu’il y avait autour de nous. Nous l’avons construit à partir de sable trouvé sur place et de briques réfractaires récupérées d’un ancien four à bois dans le château abandonné de Jolimont à Watermael-Boitsfort. Ce four s’inscrit dans la continuité d’un projet dont je fais partie, intitulé « Cuire Ensemble Ici? », initié par Clémentine Vaultier. On se rassemble, on partage, on échange pour questionner les thématiques du territoire, de la collectivité et de la cuisson (aussi bien alimentaire que céramique).
Quel message aimerais-tu transmettre?
Je pense que ce qui reste commun à toute ma pratique est l’idée de lien, de ce qui nous relie tous, des richesses à préserver et à faire perdurer, avec un regard singulier et attentif. D’où l’importance du pouvoir de la transmission, de l’héritage et de la mémoire. Cela passe notamment par le fait de se souvenir et de se servir de ceux qui ne sont plus, de nos aînés, de ces porteurs de savoirs. Revenir au local et à l’artisanat pour créer de la proximité et du concret. Voir de la magie et de l’admiration partout, porté par ces émotions, motrices des plus belles émergences. Cela permettra de ramener du sensible et de l’intime dans ce monde vaste de possibilités. Au risque de paraître idéaliste, mais pour moi, la joie de vivre et l’amour sont essentiels aux causes sociales, politiques et écologiques d’aujourd’hui car cela nous anime tous. C’est aussi dans le « faire ensemble » et le « faire soi-même » qu’on arrive à nourrir ses réseaux et ses ramifications. Ouvrir sa vision, pour l’écriture de nouveaux récits et faire pousser de nouvelles voies. Voir dans le pluriel, de la complémentarité. Les rebus de l’un peuvent être les trésors de l’autre, et inversement. J’aimerais alors que chacun prête attention et voie d’un œil neuf, la relation entre la surface et le sous-terrain, dans toute sa symbolique et sa poésie. Dans cette direction, depuis deux ans je développe un travail autour du funéraire et du deuil. Je veux remettre le sensible, l’empathie et le personnel qui résonne chez l’autre, au cœur des pratiques mortuaires, trop souvent standardisées. Dans le cadre de mes études, j’ai eu le privilège de développer une recherche technologique d’émail à partir de cendres humaines, celle de Francis, le géniteur d’une amie de famille. Avec respect, j’ai façonné un objet extraordinaire qui vivra à travers les époques. Dans l’idée de modeler une passerelle entre deux mondes : un refuge pour les âmes perdues et un réconfort pour ceux qui restent ; et apporter du soin et de l’attention à l’autre pour un but commun et durable.
Quels sont tes projets alternatifs/écoresponsables bruxellois préférés?
Je suis heureuse maintenant de faire partie de cet écosystème culturel qu’est Bruxelles. Remplie de valeurs humaines et de solidarité, cette ville est pour moi le symbole d’un communautarisme cosmopolite et d’une atmosphère vivante qui tend vers un monde de collectivité tourné vers le futur. Je pense au Projet Feu de Camp, un regroupement spontané de créatifs et d’artistes engagés autour de valeurs écologiques et politiques. Dans un toute autre domaine, je pense également à Rhizome qui propose un réseau de partage de boutures en créant des espaces d’échanges à travers toute la ville. Un autre projet qui s’inscrit dans une démarche de sensibilisation sur notre rapport entre le contenant et le contenu c’est celui du collectif Boire ou Manger. En organisant des évènements qui interrogent sur la provenance de nos aliments et de nos objets domestiques, ils mettent en évidence l’importance de l’échelle humaine et dénoncent les productions industrielles.
Crédit photos : Matteo Zavadskis et Adam Paluch